C’était toujours le même rituel. Karen et lui s’installaient sous la véranda du porche, à l’abri du vent, pour boire une tisane, en silence la plupart du temps. Ils se préparaient tous deux à pénétrer dans leurs univers et commençaient à se détacher l’un de l’autre, lentement mais sûrement. Karen allait passer les prochaines heures dans son atelier de l’étage, à peindre, sculpter ou écrire selon son inspiration, tandis que lui, allait aller s’allonger dans leur chambre et se plonger dans un genre de demi-sommeil qui permettrait à son âme de rejoindre la Skyline.
Il s’y rendait de plus en plus souvent et, si cet état de fait dérangeait un peu sa petite amie ces temps-ci, une part d’elle était plutôt satisfaite de bénéficier d’un peu plus de temps libre à consacrer à sa passion. Par moment, Samuel lui-même se demandait s’ils n’étaient pas en train de se laisser dévorer l’un et l’autre par leurs activités respectives, mais il ne passait jamais bien longtemps à méditer là-dessus. Il était médium. Ça faisait partie de lui, c’était ce qu’il était et il ne pouvait pas lutter. Quant à Karen, elle était une artiste dans l’âme et ne pouvait pas lutter contre ses envies de s’exprimer. Brimer son temps de loisir revenait à lui coudre la bouche ou les paupières.
C’était absolument inconcevable pour l’un comme pour l’autre, mais ça les obligeait indéniablement à faire quelques sacrifices...

« Tu mets ton réveil ? »

La voix de sa moitié tira Sam de ses rêveries. Il acquiesça, porta sa tasse à ses lèvres pour en avaler une dernière gorgée puis déposa un baiser sur le crâne de sa petite amie, blottie contre lui sur le banc. Ils restèrent silencieux un moment encore, savourant simplement ce contact et la présence de l’autre, et finalement, Karen s’agita. Elle s’étira longuement en faisant mine de ronronner, ce qui arracha un sourire au jeune homme. Un sourire flottant sur ses lèvres pleines, elle lui tendit la main pour qu’il la prenne et se redresse pour venir l’embrasser. Délaissant leurs tasses sur la table, ils retournèrent dans la maison, main dans la main.

« Pas trop longtemps, d’accord ? » le sermonna-t-elle avant de l’abandonner sur le pas de la porte
« On en r’parlera quand j’viendrai t’dire qu’il est temps de poser tes pinceaux et d’venir dormir » la taquina-t-il en l’embrassant une dernière fois

Elle gloussa et s’éloigna vers l’escalier pour disparaitre à l’étage. Sam la suivit du regard puis poussa la porte de la chambre minuscule qu’ils partageaient depuis des années maintenant, avant de s’étendre sur le lit. Les mains croisées sous sa nuque, il contempla le plafond un moment, faisant le vide dans son esprit. Après un moment, il ferma les yeux, prit de longues inspirations et finalement, sombra dans l’inconscient.

**

Samuel avait ses habitudes dans la Skyline depuis le temps qu’il y voyageait, ce qui ne rendait pas la démarche moins ahurissante. Un monde après la mort… Bien sûr, tout le monde en entendait parler, mais peu de gens savaient véritablement à quel point celui-ci était proche de l’actuel. Sa copie pratiquement conforme en réalité ! Karen était un peu déçue, lui aussi par moment trouvait ça un peu dommage mais c’était comme ça alors autant d’y faire.

Le jeune homme se louait une voiture sur place, histoire de rendre ses voyages plus rentables et d’être plus efficace. Il se demandait si la pollution existait parfois, s’il détruisait l’écosystème skylinien, mais ce genre de pensées ne le dérangeait jamais longtemps pour la simple et bonne raison qu’il s’empêchait d’y songer. Ce genre de questions finirait par le rendre dingue…

Il rejoignit le Coffee Cup assez vite. Il y avait ses habitudes et avait l’habitude de rencontrer une vieille amie une fois par mois. Avant, il le faisait avec plaisir mais depuis, les choses avaient changé. Il revenait là par habitude, sans jamais être certain d’y trouver Sandy… Il pouvait la comprendre, après tout, il lui avait caché la vérité, mais depuis le temps, Sam s’était figuré qu’elle se serait calmée et l’aurait pardonné. C’était mal la connaitre. Cela dit, il lui semblait aussi que c’était un truc d’esprit en général. Ils étaient moins nuancés, plus tranchants dans leurs sentiments et moins enclin à pardonner. Plus chiants du coup.

Samuel s’installa à une des tables libres, commanda deux parts de cheese-cake et patienta sagement. Si elle ne passait pas la porte dans les quinze prochaines minutes, il partirait et tenterait le coup le mois prochain, même date, même heure, comme à chaque fois…

Sandy Catalano n'avait pas trouvé le sommeil. Et ce depuis deux mois. Elle n'arrivait plus à s'endormir sereinement ; et quand elle dormait, des cauchemars l'envahissaient et la traumatisaient. Des jours entiers, des nuits entières passés devant la fenêtre. Elle attendait presque le retour inespéré et irréel de son fils.
Des semaines qu'Elliott ne dormait plus sous son toit, dans son lit, blotti contre ses peluches. Des semaines qu'on avait arraché à Sandy Catalano sa moitié, son fils. Le fils de Frank.
Frank. Elle ne devait pas penser à lui ; la douleur dans sa poitrine ne faisait que s'accentuer. Et maintenant, elle était séparée de son fils. Qu'est-ce qui la retenait dans ce monde ? Elle espérait pourtant que les prétendus ravisseurs de son fils viennent lui ramener la prunelle de ses yeux. Car l'amour d'une mère pour son fils est une chose merveilleuse, et inviolable. Mais on avait violer ce plaisir, cette promesse non dite. Et ces gens, qui que ce soit, devaient être punis.
Sandy Catalano n'avait plus la moindre activité qui l'aurait défini « vivante », si vous me permettez l'expression. Elle ne rejoignait plus le monde où ces gens sont vraiment vivants. A quoi bon ? Puisque Frank n'y était finalement pas ! Pourquoi continuer inutilement ? Et pourtant, elle l'avait fait pendant des mois, cherchant, l'espoir animant ses yeux bleus. Mais ces beaux yeux bleus sont maintenant éteints. Merci Sam d'avoir fait comme si tu étais mon ami.
Sam.

Sandy ne prit pas la peine d'enfiler une veste, malgré le temps froid qui régnait dehors. A quoi bon ? Elle ne se coiffa pas, ne prit pas la peine de paraître jolie et propre, se contenta juste de fermer la porte de son petit appartement à clé, et s'engagea sur le trottoir glissant. Elle était en basket, jogging et fin gilet encore humide de ses récentes larmes. Elle ne ressemblait plus vraiment à l'ancienne et jolie Sandy que tous connaissait. Cette jolie jeune femme pomponnée et élancée semblait résolument parti. Mais si elle était vraiment parti, que faisait-elle sur la route du Coffee Cup ? Sa vie n'avait aucun sens, mais elle avait pris l'habitude d'y aller, et elle se souvient qu'elle en vivait toujours de bons moments. Tout serait comme d'habitude. Sauf que cette fois, elle serait seule. Sans ce salaud de Sam.
Elle avançait lentement, à petits pas. Elle se rendait bien compte qu'autour d'elle les passants la regardait par pure pitié, pas parce qu'elle était une belle blonde. Avant, oui, mais plus maintenant. Elle avait perdu plus de huit kilos depuis la disparition de Elliott, et son visage en avait subi les conséquences. On croyait d'ailleurs que la jeune femme allait s'écrouler à chaque pas.
Elle arriva au Coffee Cup. Elle poussa la lourde porte transparente, laissa passer un petit garçon qui sortait, et crut pendant une minute qu'il s'agissait de son fils. Comme à chaque fois qu'elle croisait un enfant aux cheveux bruns.
Elle s'assit à la première table qui se présenta à elle. Elle avait mal à ta tête et était gelée de la tête aux pieds. Elle grelottait. Tout cela lui rappelait pourtant les jours heureux qu'elle passait avec son ami Samuel. Mais elle devait le sortir de son esprit, malgré ce lieu qui était leur lieu de rassemblement. Et pourtant, au moment même où elle leva les yeux, elle croisa son regard. Elle ne s'en était pas rendu compte mais à la table juste en face d'elle se trouvait son vieil ami, avec deux parts de cheese-cake.
Sandy ressentit plusieurs sensations. Elle lui lança d'abord un regard furieux, bien que ses traits de visage expriment simplement la fatigue et la tristesse. Et ensuite, plongeant son regard dans le sien, elle le pria de ne pas avoir pitié d'elle. Puis elle finit par lui faire un petit sourire gêné, comme pour s'excuser de son look horrible, de sa mine blafarde, de ses yeux explosés, de tout ça ... Elle avait, bien qu'elle veuille se persuader du contraire, besoin de lui plus que quiconque en ce moment même.

Sam ne savait pas s’il devait être soulagé de voir son amie débarquer, ou s’il devait se méfier. Ils avaient pour habitude de se retrouver ici avant qu’elle apprenne que Frank était décédé, mais s’en souvenait-elle aujourd’hui parce qu’elle s’était enfin décidé à le pardonner, ou bien parce qu’elle voulait profiter qu’il ait fait le déplacement pour lui en mettre plein la tronche une fois encore.
Il pouvait comprendre que la jeune femme ait été bouleversée par cette découverte et qu’elle ait pris son silence pour une trahison… sauf qu’il n’était pas dans une position facile non plus et elle refusait de l’admettre. Lui mentir n’avait pas été évident, loin de là, et il s’était senti coupable de bout en bout. Lui avouer que l’amour de sa vie avait passé l’arme à gauche avait été au-dessus de ses forces. Ouais, c’était lâche, et alors ? Il ne s’était jamais vanté d’être un type sur qui on pouvait compter ou d’avoir des épaules très solides. Il côtoyait des morts à longueur de temps, prenait même des cafés avec eux, mais ça ne rendait pas les choses plus facile pour autant. Elle pouvait comprendre ça non ?

Cela dit, l’envie de vider son sac et de lui faire comprendre que cette histoire avait un peu trop durée à son goût, lui passa rapidement. Il ne savait pas si c’était l’allure de la jeune femme qui l’avait interpelé ou son regard éteint qui avait terminé de le faire tiquer.
Ils n’étaient pas restés en contact et le jeune homme n’avait absolument aucune idée de ce qui s’était passé ces derniers mois dans la « vie » de la défunte. Mais vraisemblablement, Sandy avait traversé quelques épreuves… enfin traversés… elle se les était plutôt prises dans la tronche ses épreuves !
Le teint pâle, les yeux cernés, rougis et bouffis, elle avait l’air complètement à l’ouest. Elle avait l’air d’une morte vivante… Ce qu’elle était au fond, mais c’était la première fois qu’elle en avait véritablement l’air. Et ça n’était absolument pas du goût du garçon.

Alors qu’elle accrochait un sourire gêné à son visage tiré par la fatigue, il se leva de sa chaise, un pli soucieux barrant son front grimé de tatouage. Il vint à sa rencontre, sans vraiment savoir quoi dire. Elle n’avait pas l’air agacée de le voir, mais finalement, il aurait peut-être préféré ça… La voir dans cet état le contrariait plus encore que le fait qu’elle lui fasse la tête.
Qu’était-il censé dire, censé faire ? Lui proposer de s’asseoir parce qu’il avait peur qu’elle s’effondre sur place, lui signaler qu’elle avait une sale tête, lui demander ce qui se passait ? Allait-elle seulement le lui dire ? Ils n’étaient plus franchement amis à présent alors…

« Salut… » finit-il par articuler, se raclant nerveusement la gorge « J’t’ai commandé une part… T’as faim ? »

Elle avait perdu pas mal de kilos depuis leur dernière entrevue et flottait dans ses vêtements.

Il s'est levé. Sandy aurait presque préféré qu'il ne le fasse pas. Car affronter la perte, la mort, la peur, la solitude sont des combats réels et qui ont finalement un but. Mais affronter un ami ? C'est pire que tout par son caractère abstrait et malsain. Mais Sam était-il encore son ami ? Sur le moment, oui. Car il s'était levé. Il n'était pas rancunier, pas comme Sandy. Elle l'a regardé s'avancer, il n'avait pas changé. D'un côté, oui, il était toujours son ami. Mais elle ? Était-elle toujours la jeune Sandy Catalano avec qui il aimait rire, discuter et tant d'autres choses que des amis font entre eux ? Il a pris la chaise face à Sandy, et s'est assis. Sandy frottait machinalement et en signe de stress ses mains posées sur la table. Elle aurait tellement eu envie qu'il les prenne, qu'il les apaise. Mais il n'en fit rien, sûrement savait-il son amie trop instable.
Mais elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi il lui avait menti pendant tout ce temps. Peut-être cela l'amusait-il de voir la jeune Sandy chercher désespérément son amour perdu ? Peut-être aimait-il voir les « morts » souffrir hein ?! La jeune femme fixa le jeune homme, bien qu'elle voulu s'en empêcher par peur de faillir et de pleurer devant lui. Elle passa une main sur ses yeux, et elle ébouriffa ses cheveux. Son ami lui présenta les deux parts de cheese-cake.

« J’t’ai commandé une part… T’as faim ? » lui demanda t-il avec douceur mais nervosité.

Comme avant ... Mais avait-elle donc l'air d'avoir seulement envie d'avaler quoi que ce soit ?! Et même si elle en avait eu envie, elle n'aura pas pu. Rien ne passait, elle finissait toujours par courir aux toilettes pour vomir. Pathétique. Mais cela lui faisait presque du bien maintenant. Elle soupira, de ce souffle lent et triste. Elle plissa les yeux, les sourcils, contracta sa bouche. Puis elle refusa la nourriture offerte en éloignant l'assiette de la main. Elle fixa cependant un point sur la table, de peur de voir son ami éprouver de la pitié pour elle. Comme quoi, Sandy Catalano était tombée bien bas. Elle secoua la tête, telle une enfant qui refuse d'avaler des légumes.

« Pourquoi t'es tu levé, Sam ? » Demanda dans un souffle la jeune blondinette au teint blanc. « Pourquoi n'es-tu pas resté assis tout seul à ta table ? »

Que viens-tu faire avec une fille aussi pathétique que moi ? Mais c'était presque un reproche que Sandy venait d'exprimer. Elle avait relevé le regard vers Samuel d'un coup, si brusquement que le jeune homme dut en être surpris. Elle le fixa profondément de ses grands yeux bleus. Elle semblait presque lui demander de partir mais à la fois l'implorer de ne pas l'écouter. Sandy savait bien qu'elle avait très souvent tord, mais contrairement aux autres humains, elle le savait. Elle versa une petite larme qu'elle espéra discrète, avant de picorer un petit morceau de cheese-cake dans l'assiette. Le goût dans sa bouche lui rappela des jours heureux, elle ferma les yeux, et dissimula un rire nerveux. Elle espérait juste que Sam ne lui conseillerait pas de consulter un psy.

S’il avait eu des sourcils, Samuel les aurait froncés à cet instant, intrigué par l’attitude de celle qui avait longtemps été son amie. Elle avait toujours été svelte et possédait une silhouette digne des mannequins filiformes actuels, mais n’avait jamais fait spécialement attention à sa ligne devant lui avant aujourd’hui. D’ailleurs, s’agissait-il simplement d’un rejet parce que la nourriture commandée lui paraissait trop grasse ? La réponse lui vint rapidement et Sam arriva à la conclusion que ça n’était pas le cas. Ca ne pouvait pas être simplement lié à la nourriture en elle-même. La blonde n’était pas en plein régime, elle était en pleine période de déprime.
S’il se fiait à ce qu’il voyait, le tatoueur était même persuadé que tout ceci dépassait de loin le simple coup de blues. Quant à savoir ce qui était arrivé à Sandy exactement…

Sa question le surpris et il resta silencieux un moment, fixant la jeune femme sans vraiment savoir de quelle manière réagir. Est-ce qu’elle le testait ? Il lui paraissait évident que c’était bien le cas, mais il n’avait aucune idée de ce que Sandy attendait de lui. Que voulait-elle entendre exactement ?
Est-ce qu’elle était venu le rejoindre ici, comme au bon vieux temps, parce qu’elle attendait quelque chose de lui ? Est-ce que leur amitié était en jeu à cet instant ?
Et bordel qu’est-ce qu’elle avait ?

« Pourquoi… ? » finit-il par répéter.

Samuel laissa le silence se prolonger encore un moment, pendant qu’il réfléchissait à une réponse digne de ce nom, ses yeux cerclés de noir braqué sur son amie. Finalement, puisque réfléchir ne servait à rien et ne faisait que le bloquer, il poussa un soupir et répondit la première chose qui lui passa par la tête.

« Parce que j’avais envie d’te voir. J’suis venu sans savoir si tu ferais le déplacement ou pas, si tu te souviendrais de nos rendez-vous hebdomadaire ou non, mais j’espérais qu’tu l’ferais. J’ai voulu prendre le risque de manger ma part tout seul à ma table et… t’es là… T’es venu. Alors j’ai pensé que…que toi aussi tu voulais me voir finalement… Et j’me suis aussi l’vé parce que t’as une sale tête et qu’j’ai eu peur que tu t’effondres… » avoua-t-il sur un ton parfaitement neutre, fixant toujours son amie qui, pour sa part, préférait fuir le sien et faisait soudain mine d’être très intéressée par sa part de gâteau « Qu’est-ce qui s’passe, sandy ? »

Il avait posé la question d’un ton qui ne laissait aucune place à la débandade. Un ton plutôt dur qui, il l’espérait, lui donnerait envie d’avouer plutôt que de se braquer. Une chance sur deux…

Il avait été dur, tout en déballant ce qu'il avait sur le coeur. Et Sandy avait peur d'être glacée d'effroi en croisant son regard qu'elle imaginait très dur. Elle le laissa tout déballer sans rien dire, se concentrant sur la part de cheese-cake. Elle avait besoin de s'occuper, de fixer quelque chose pour ne pas crier, pleurer, ou encore gifler son ami pour qu'il se taise. Elle déglutit avec difficulté, ne pouvait plus avaler les minuscules miettes qu'elle gobait. Quand enfin il lui posa la question interdite, elle crut mourir de nouveau.

« Qu’est-ce qui s’passe, Sandy ? »

Elle leva les yeux vers son ami, mais n'osa toujours pas le regarder : elle décida de fixer le paysage urbain que lui offrait la fenêtre. Sandy ne savait pas exactement si elle devait tout avouer, et donc faiblir et perdre face à … l'ennemi ? En était-ce vraiment un ? Parce qu'après ce qu'il venait de lui dire, il était clair qu'il n'avait pas tourné la page et tentait toujours une amitié avec Sandy. Mais il était peu probable que la jeune femme soit ouverte aux excuses.

« Sache que je ne suis pas venue pour toi, Samuel. » finit-elle par murmurer faiblement.

Elle voulait elle aussi paraitre dure, mais sa voix fluette gâchait l'effet souhaité. Du moins, elle espérait, dans le fond, blesser le jeune homme par le contenu de sa réponse. Et elle avait notamment pris soin de ne pas le surnommer « Sam ». C'était trop gentil et facile de faire comme si rien ne s'était passé. Parce que justement, tout avait changé ! Elle sentit la rage l'envahir alors qu'elle venait de poser son regard sur le bras tatoué de Samuel. Elle tenta en vain de lutter, mais tout ce qui lui arrivait la détruisait et détruisait notamment ses qualités, dont celle de savoir se maîtriser.

« Parce que tu sais quoi ? Tu m'as blessée. Même si pour toi je suis qu'une fille morte, la vie n'est pas un jeu. Et t'as joué, t'as joué avec la mienne ! J'aimerais te pardonner tu sais, j'aimerais tant. Mais j'peux pas. Je te jure que j'essaie … » Elle avait l'air tellement sensible et vulnérable en prononçant ces derniers mots mais la colère qui brûlait en elle ne l'abandonna pas, et elle ajouta : « T'as pas honte d'avoir été qu'un sale con avec moi ?! »

Et elle soupira, heureuse d'avoir tout avoué, et elle sortit un peu plus de la bulle qu'elle avait formée autour d'elle. Elle osa fixé calmement les yeux de Samuel. Elle aurait voulu le gifler, mais se retint, parce qu'elle venait de se rappeler de tous les bons moments qu'elle avait passé avec lui, et elle revit son sourire apaisant. Et il s'était levé de peur qu'elle ne s'effondre. Il s'était levé par peur, par amitié, il avait oublié la Sandy en colère. La jeune femme se sentit alors très honteuse, égoïste et ingrate. Délicatement et maladroitement, comme pour s'excuser de la rage qui brûlait en elle et la dévorait toute entière, elle posa sa main sur celle de Samuel. Avant de la retirer brusquement. Il ne fallait pas craquer.

Sa bouche l’incendiait mais son regard tenait un tout autre discours et Samuel s’était toujours fié à ce qu’il voyait plutôt qu’à ce qu’il pouvait entendre. Les mots mentaient mais pas les yeux, pas l’attitude, les postures. Il ne pouvait pas encore lire en Sandy comme dans un livre ouvert, mais il devinait aisément qu’elle n’était pas dans son état habituel, que quelque chose la bouleversait et que, même si elle était furieuse contre lui, ce n’était pas vraiment contre lui qu’elle était énervée. Il lui servait d’exutoire, mais ce n’était sûrement pas leur dispute qui l’avait plongé dans un tel état… Enfin sûrement pas…

Il encaissa ses remarques sans broncher, continuant de la fixer avec un mélange de frustration, de colère mais également d’inquiétude. Il ne pouvait pas rester indifférent face à la détresse de l’esprit. Elle se trompait en disant que pour lui, elle n’était qu’une fille morte. Samuel en venait à oublier tout ça à force de venir ici. Il était assis à une table qu’il pouvait toucher, sentir, il pouvait manger, il pouvait conduire, il pouvait parler, rire, pleurer. Peut-être que tout le monde était mort ici, mais tout était animé, réel, vivant. Il fut un temps où Sandy elle-même était une très bonne vivante pour une défunte… Mais ce temps était révolu pour une raison qui lui échappait encore.

Alors qu’il allait lui répondre de sa manière cinglante habituelle, il sentit plus qu’il ne vit, la main de la blonde venir se poser sur la sienne. Il baissa les yeux vers elles au moment où Sandy se reprenait et mettait fin à leur contact. Le corps encore une fois, trahissait ses envies.
La colère du tatoueur retomba presque aussitôt et il se dégonfla.

« J’ai honte. J’ai été un sale con, mais tu n’as jamais eu à faire ça, j’me trompe ? Alors c'que j'en dis, c'est que tu devrais pas m'juger trop vite » soupira-t-il en s’enfonçant un peu plus sur sa chaise, attrapant sa cuillère pour commencer à dépiauter son cheese-cake « Je sais que j’aurai dû te le dire tout de suite, mais j’ai pas eu le courage. Je me suis mis à ta place et j’ai imaginé ce que je ressentirai si tu venais m’annoncer la mort de Karen. Si tu m’avais appris une telle nouvelle, je t’aurai détestée. Je t’aurai haïe et j’aurai toujours associé ce moment à ton visage jusqu’à la fin de mes jours. J’aurai associé sa mort à ta personne et j’aurai plus été capable de te regarder en face. Jamais. J’avais pas envie de te perdre et que tu m’détestes. C’était débile, j’m’en suis rendu compte, mais c’est comme ça. J’vais pas m’excuser cinquante fois, une fois c’était suffisant » tiqua Samuel, croisant ses bras sur sa poitrine d’un air buté « J’aurai pas dû te le cacher et si c’était à refaire, je le referai pas, mais on peut pas manipuler le temps comme on veut, même ici. Pardonne-moi, ne me pardonne pas, fais comme tu l’sens. C’que j’sais moi… c’est que j’t’ai jamais vu aussi mal depuis qu’on s’connait et qu’j’ai l’impression qu’t’aurais bien besoin d’un pote là, tout de suite… »

C’était un peu facile mais qui ne tentait rien hein…

Elle avait tout écouté sagement, le regard droit vers son ami. Il lui semblait presque mieux comprendre la situation. Jusqu'à présent, tout avait été dans le flou, l'incertitude, et l'incompréhension totale. Maintenant, tout lui semblait clair … Et presque normal. Et le pire dans tout ça c'est que Samuel avait raison sur toute la ligne. Mais il était trop difficile pour la jeune femme de l'avouer à haute voix. Elle se leva de la chaise. Elle ne pouvait pas promettre que tout allait bien se passer, que leur amitié allait reprendre de plus belle, mais il était évident qu'elle avait besoin de quelqu'un. Et ce quelqu'un se trouvait devant elle, et cherchait à l'aider. Comme toujours d'ailleurs. Tout ce que le jeune homme avait cherché à faire jusque là, c'était aider Sandy, la protéger et garder son amitié. Ce n'était pas égoïste, ce n'était pas ingrat, c'était … Audacieux. Et normal quand on se dit « amis ». Alors oui, il avait raison sur toute la ligne, mais la douleur, la cicatrice de la trahison brûlait encore trop.
Elle resta longtemps debout à le fixer droit dans les yeux, sans faillir une seule fois, redevenant presque belle tant son courage et sa dignité pouvait faire baisser les yeux des plus riches dignitaires du monde. Elle fronça les sourcils, avala sa salive, se racla la gorge, et bizarrement esquissa un sourire. Elle s'apprêtait à lui apprendre la terrible nouvelle. Elle s'était d'ailleurs étonnée que le jeune homme ne soit pas au courant. Les nouvelles courraient vite après tout. Mais ma foi, Sandy avait manqué de temps et de curiosité pour lire les journaux, regarder la télévision ou encore prêter attention aux rumeurs. Tant étaient fausses.
Mais pas celle qui courrait sur Sandy et son fils Elliott. Il était temps de s'ouvrir, et de ne plus avoir peur d'avoir honte de la situation.

« Il est parti, Sam. On m'a enlevé mon fils » avait-elle murmuré dans un souffle vide de toute pudeur.

Sa déclaration était simple et humble, et c'est sûrement ces caractéristiques qui rendait cette déclaration encore plus réelle et touchante. Pas de crise de larmes, pas de crise de nerf, juste la tristesse et détresse d'une mère. Elle aurait voulu s'excuser, encore et toujours, mais elle se remémora involontairement la soirée où elle avait vu pour la dernière fois Elliott. Le restaurant. Elle oublie son écharpe. C'est bête. C'est trop con ! Elle rentre pour la récupérer. Elliott joue avec le petit chien. Il sourit. Il est beau. Mais bon ce que c'est con ! Elle sort. Il n'est plus là. Elle crie. Non. Non, Elliott n'est plus là. Des semaines qu'elle vit sans lui et qu'elle le recherche. Elle survit. Enfin, plus ou moins.
Sandy ne voulait pas se remémorer tout ça, jamais, elle voudrait qu'on lui formate l'esprit, qu'on envoie tout cela à la corbeille, qu'on fasse une défragmentation ! Mais qu'on fasse quelque chose.

« Alors Sam, je sais que je vais mettre du temps à te pardonner mais … » elle soupira avec mélancolie. « Tu as raison. J'ai besoin de toi en ce moment. Je t'en prie, aide moi ... »

Elle se cacha le visage, honteuse et pourtant si vraie. Pourquoi la mort était-elle si dure ?

Il s’était forcément attendu à quelque chose de grave à la vue de l’état dans lequel était plongé Sandy, mais jamais il n’avait imaginé que le problème pourrait concerner Elliott. Pas une seconde. C’était trop… affreux. Elliott était un enfant, un intouchable, et Samuel s’était figuré que jamais ce petit bout d’homme ne pourrait être victime du moindre mal.
A bien y réfléchir, il se sentait idiot. Pour quelles autres raisons Sandy aurait-elle pu être bouleversée à ce point ? C’était forcément en rapport avec la chair de sa chair, la prunelle de ses yeux. On lui avait arraché son fils. On lui avait arraché toute envie de vivre et voilà ce qui restait d’elle à présent, ce zombie effrayant de maigreur au regard mort.

Le regard de Samuel, de son côté, était écarquillé pour l’instant. Abasourdi, il ne cessait d’ouvrir puis de refermer la bouche, incapable de prononcer le moindre mot, d’enchainer la moindre pensée très cohérente. Quelqu’un avait enlevé le fils de son amie. Qui pouvait faire ça ? Qui pourrait vouloir faire du mal à Sandy et pire encore, à Elliott ? Est-ce que Frank avait quelque chose à voir avec ça ? Qui pouvait avoir fait une chose pareille ? C’était inconcevable bon Dieu !

Et pendant qu’elle déprimait, se faisait un sang d’encre pour son garçon, il était chez lui, en train de la maudire et de réagir comme un sale gosse capricieux qui ne comprenait pas qu’on puisse lui en vouloir d’être un menteur. Il s’était trouvé des excuses pour ne finalement pas avoir à la confronter, pour ne pas avoir à demander pardon pour le mal qu’il lui avait fait.
Bordel de merde, quelqu’un avait enlevé Eliott… L’idée n’arrivait pas à se frayer un chemin dans son esprit. Les mots refusaient de s’allier correctement et il n’arrivait pas à y croire. Pourtant Samuel avait la preuve vivante de la véracité de ce fait sous les yeux. Sandy n’inventerait rien de tel, même pour le faire culpabiliser, et elle ne pouvait pas feindre son état déplorable.

La surprise un peu passée, Samuel eut envie de frapper du poing sur la table, de crier. N’importe quoi, de destiner des insultes à n’importe qui, mais de faire quelque chose. Quelque chose de violent, de puissant, qui lui permettrait d’évacuer sa frustration, cette rage bouillonnante qui venait de déferler sur lui en une vague ravageuse.
Il avait envie de secouer Sandy, de lui crier de se mettre en route immédiatement et de le suivre dehors pour qu’ils puissent ratisser toute la Skyline à la recherche de son petit garçon. Il avait envie de lui demander ce qu’elle fabriquait là, plantée devant lui, de lui hurler de se bouger le cul tout de suite. Mais les mots ne venaient pas et il restait lui aussi planté là, face à la mère éplorée qu’elle était, totalement désemparé, impuissant.

« Je… Sandy… »

Il fut incapable d’en prononcer davantage et préféra se lever. Il s’approcha de son amie et l’enlaça, les mâchoires crispées, les mains tremblantes. Samuel l’étreignit un moment avant de reprendre la parole.

« Qu’est-ce que j’peux faire ? Dis-moi comment j’peux t’aider »

Sam est resté assit longtemps après que Sandy lui ai enfin dévoilée la vérité. Il était sûrement sonné, abasourdi et choqué parce que Sandy venait de lui dire. Oui, Elliott n'était plus là. Et la douleur était immense. La jeune femme n'avait jamais vécu seule, et depuis quelques semaines, elle se réveillait seule, sans aucun enfant à emmener à l'école, elle n'avait plus à faire à manger pour deux. Du coup, elle ne mangeait plus du tout. Aucune obligation. Juste celle de respirer. Et pourtant ...
Sandy fixa longuement son ami. Il a marmonné quelque chose, et puis il s'est levé. Elle l'a regardé s'approcher d'elle, sans bouger, presque avec un regard vide de toutes sensations. Et puis, à son grand étonnement, Samuel l'a pris dans ses bras. Cela faisait longtemps, trop longtemps même que quelqu'un n'avait pas fait preuve d'affection à son égard. Il y avait la compassion, certes, mais l'affection réelle, non.
Ils restèrent un bon moment ainsi, enlacés dans ce Coffee Cup, a coté d'une table avec deux parts de cheese-cake non entamées. Mais Sandy s'en foutait. La situation était peut-être pathétique, ridicule ou encore étrange pour les passants et clients qui pouvaient les voir, mais elle s'en foutait complètement : elle était avec Sam. Il semblait presque lui avoir pardonné sa méchanceté, sa colère, son absence … Et pourtant, elle avait été dure avec lui. Mais peu importe, puisque tout allait bien de son côté à lui ? Cependant, c'était de son côté à elle que ça n'allait pas. Elle avait beau être dans ses bras, il avait beau l'aimer, être avec elle et lui avoir pardonné ; elle, elle n'arrivait pas à pardonner son ami. Parce qu'il s'agissait de Frank. Son Frank. Sam lui avait menti à son sujet. Elle avait cru, pendant des mois, qu'elle pouvait encore le retrouver ! Elle avait cru que Frank l'avait oublié, qu'il avait tout changé dans sa vie après elle ! Sam ne lui avait même pas dit que finalement, son Frank, le père de son enfant n'aimait pas les femmes. Samuel le savait forcément. Mais il ne lui avait rien dit. Toute cette amitié, finalement, cette complicité, était fondée de faux-semblants, de non-dits, de mensonges. Et Sandy Catalano avait du mal à oublier. Et elle savait qu'elle se vengerait, qu'elle trouverait un moyen de se venger, parce qu'au fond d'elle, il y avait une haine sauvage et dévastatrice. Et le fait qu'elle était en pleine dépression n'aidait pas. Elle s'écroulait, elle détestait tout, n'avait plus rien envie du tout. Elle s'enfonçait. Elle mourrait une nouvelle fois, petit à petit. Souffle par souffle. Et larme par larme.
En effet, la tête et les mains posées contre le torse de Samuel, les larmes coulaient, sans un bruit. Elle pleurait pour plusieurs raisons mais surtout parce qu'elle se trouvait égoïste et hypocrite : elle allait demander de l'aide à son ami alors qu'elle même ne lui avait pas pardonné. Elle allait mentir, encore une fois, faire semblant. Pour une fois, ce serait elle qui ferait le mensonge. Leurs deux corps se séparèrent, et Sandy entendit son ami lui demander ce qu'il pouvait faire pour elle. Elle lui prit tendrement la main.

« Soit juste là pour moi, Sam. Soit juste présent. » répondit-elle. Elle hésita quelques secondes, et finit par ajouter : « Je t'ai pardonné, mon petit Sam. »

Un nouveau mensonge commençait.