Lorsque le téléphone avait sonné ce matin-là, il n’avait guère mis de temps à répondre. Il n’avait pas beaucoup dormi et des cheveux longs et blonds traînaient encore contre l’oreiller. Son regard suivit la courbe de l’épaule et du bras avant de glisse dans le creux de la taille et remonter sur la hanche généreuse de la jeune femme. Les évènements récents ne semblaient pas avoir bouleversé la vie de l’entreprise familiale De Willefort qui continuait à recevoir des demandes de contrat, notamment de l’étranger. Jack et Kuyden ? L’eau empoisonnée de la ville ? Non, rien ne semblait perturber la vie tranquille des habitants. Il passa un doigt sur son pansement nasal, le médecin lui avait dit qu’il devrait le garder encore quelques temps à cause de son combat dans la cours de récré de l’école primaire. Ses côtes ne le faisaient presque plus souffrir mais cette nuit, il avait senti que la douleur n’avait pas complètement disparue. Le coup de téléphone était simple, il s’agissait de savoir s’il était d’accord pour partir à Pékin représenter la marque lors d’un contrat demandé par les chinois. Tous les ambassadeurs étaient déjà occupés ailleurs dans le monde et, de plus, ils voulaient quelqu’un de bien placé dans l’entreprise. Natan était un choix parfait, il n’était pas indispensable et il portait le nom qu’il fallait. Les premières secondes, il fut mécontent, mais après une courte réflexion, il se convainquit que l’idée était excellente.

Jack ne semblait pas vouloir montrer le bout de son nez et Natan ne supporterait pas Thomas bien longtemps. Seth se portait très bien sans lui, tout comme la totalité de son entourage. Un peu d’air frais lui ferait le plus grand bien et il pourrait voir du paysage. C’était l’occasion ou jamais. Il accepta donc par téléphone et la secrétaire de Klarence lui demanda de passer la voir dans la journée pour s’occuper de tous les détails et de ce qu’il devrait faire une fois sur place. Puisque réveillé, il en profita pour faire de même avec sa compagne et lui dire qu’il valait mieux qu’elle rentre chez elle. Ce n’est qu’après un programme de matinée chez soi en bonne et due forme (douche, café, journal) qu’il se prépara pour partir au travail. Il évita soigneusement de croiser Seth pour la bonne et simple raison que leur dernière conversation ne lui avait pas bien plu et après la pause déjeuné, il se rendit au bureau de Klarence pour y rencontrer sa secrétaire.

Le briefing fut complet et rapide, les préliminaires absents et l’étreinte corporelle un peu plus longue que la moyenne. Natan rentra au manoir un dossier épais sous le bras et des billets d’avion pour le surlendemain avec en prime un jour de congés pour préparer son voyage. Le brun sorti une valise de son placard et la laissa en plan pour le reste de la soirée. Il devait prévenir Caïn de son voyage, il n’escomptait pas qu’il le suive et il lui donnait quartier libre pour tout ce temps là où il touchera tout de même son salaire, à peine réduit pour l’occasion. Il ouvrit la fenêtre et alluma une cigarette, l’air frais de l’automne avait envahi le parc depuis déjà quelques jours. Il se demanda si cela allait lui manquer, mais il savait déjà que la réponse était négative. La dernière fois qu’il était parti de longs mois, c’était pour ses études et même si cela datait, son pays ne lui avait jamais vraiment manqué. Il trouvait toujours aussi bien là où il se trouvait et il était persuadé que ce serait le cas à Pékin. Il avait le numéro de son contact sur place. Une certaine Miss Ling Mei. La secrétaire de Klarence l’avait déjà prévenue de l’heure d’arrivée. Natan regarda le nom un long moment avant d’en conclure qu’il devait s’agir d’une vieille fille trop intellectuelle et guindée dont aucun chinois n’avait voulu. Il soupira en s’imaginant déjà les fantasmes européens sur la gente chinoise qu’il pourrait trouver près de lanternes rouges. C’était son premier voyage professionnel en Asie, et son tout premier en Chine et il regretta un instant que son vol ne soit pas dès le lendemain.

La cuisine était déserte, il croisait rarement ses neveux. A croire qu’à force de les éviter et de les ignorer, ils avaient fini par disparaître de sa vie. Si seulement cela pouvait être également valable pour Klarence. Cela dit, pour une fois, il devait plutôt le remercier et sa rancœur envers lui ne fut pas aussi grande que d’habitude ce soir-là. Il en profita pour donner son congé à Caïn et il remonta dans sa chambre pour regarder un film. Quand il s’endormit, ses rêves furent rempli d’un amalgame indissociable de japonaises et de chinoises plus agréables les unes que les autres. Il allait partir pour un minimum de trois mois et à présent, il avait réellement hâte.

Quelques semaines s’étaient déjà écoulées depuis l’arrivée du De Willefort à Pékin et tout se déroulait à merveille. Quoique les choses commençaient à prendre un tournant qu’il n’avait, pour tout dire, jamais envisagé, pas même en occident. Et cela ne touchait pas la mission professionnelle qui elle se passait sans accrocs. Les réunions allaient bon train, il avait même commencé à apprendre quelques mots dans la langue, voire même quelques phrases car il préférait échanger directement avec ses collègues plutôt que de passer par un interprète. A vrai dire, il faisait beaucoup de progrès. Et son professeur personnel y était certainement pour beaucoup. La jolie Ling Mei. Car, à la grande surprise de Natan, elle s’était avérée beaucoup plus agréable à regarder que la vieille fille bridée qu’il s’était imaginée. En plus de cela, elle avait du caractère. Voilà cinq semaines qu’il essayait de la mettre dans son lit, mais malgré tous ses atouts, il n’y était pas parvenu. Au bout de trois semaines, il lui avait parlé directement et elle lui avait fait ouvrir les yeux sur certaines choses. Pendant une semaine entière, il avait passé son temps au lit avec chacune des filles de la meilleure maison close de la ville, parfois même avec plusieurs en même temps. Et, étrangement, le célèbre coureur de jupon De Willefort avait fini par se lasser. Il pensait souvent à Ling et il en était venu à prendre une décision : il la voulait. Et s’il devait bien se conduire pour cela, il jouerait le jeu de la demoiselle.

Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que le jeu devienne réalité. Elle accepta un rendez-vous à la fin du deuxième mois. Le De Willefort commençait fort bien à baragouiner le chinois et il n’avait pas essayé de la toucher durant les cours, pas plus qu’il n’essaya de la toucher à leur rendez-vous. Il la trouvait charmante, douce, mais aussi ferme et autoritaire lorsqu’il le fallait. Quelque chose en lui commençait à changer et même s’il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus complètement, l’on pouvait s’apercevoir qu’il utilisait de moins en moins souvent son pouvoir de séduction. Son charisme restait intact mais quelque chose autours de lui, une nouvelle aura peut-être, imposait un respect nouveau, celui du « je suis intouchable, n’essaye même pas ».

Ce que cette relation allait donner, Natan n’en savait trop rien mais une chose était certaine : il ne la voyait pas se terminer. La jeune femme cédait du terrain mais avait encore le pouvoir sur ce que voulait réellement le De Willefort : le cœur et le corps. Il ne voyait pas que, peu à peu, il faisait ce qu’elle lui demandait. Kuyden lui manquait à peine tellement et le monde des rêves et tous les problèmes qu’il amenait encore moins.

Natan de Willefort souriait lorsque la jeune femme en robe de satin rouge se tourna vers l’autel pour brûler les offrandes. Sa famille avait été mécontente que Natan n’ait que peu d’invités mais après de longues heures d’explications, les parents avaient fini par comprendre que Natan n’avait tout simplement pas de famille et que le conflit qui régnait entre lui et ses neveux ne se résoudraient sans doute jamais. Il aurait voulu inviter Caïn cela dit. C’était bien le seul qu’il aurait voulu voir lors de son mariage, mais au moment d’envoyer l’e-mail, une force invisible l’en avait dissuadé. Personne n’était au courant à Kuyden et il n’avait pas envie que cela change. S’il le disait à Caïn, Armand le saurait, et de fil en aiguille, ses neveux et sa nièce l’apprendraient également. Alors il n’avait rien dit. Les cheveux ramenés en chignon étudié trahissaient leur souplesse par les mèches rebelles qui en avaient glissés durant la cérémonie. A la sortie du temple, ils montèrent en voiture qui les amèneraient jusqu’à la salle de réception et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il se permit de l’embrasser avec passion. Mei Ling De Willefort se laissa faire, heureuse également mais elle finit par le repousser en lui demandant d’être sage encore jusqu’à cette nuit. Le lendemain, ils s’envoleraient pour Kuyden où ils devaient se marier selon la tradition américaine cette fois. Ils s’étaient mis d’accord pour cela et les parents proches de la jeune femme seraient hébergés dans la ville durant une semaine pour cela.

Leur nuit de noce fut tout spécialement agréable. Jamais il n’aurait pu croire que la corde au cou le ferait si peu souffrir. Au contraire. Mei était le genre de femme qu’il aimait, rebelle, féline, douce et pourtant si autoritaire qu’il n’avait eu que peu de contrôle cette nuit-là. Elle faisait ressortir ce qu’il y avait de meilleur en lui et pour cela, il avait décidé qu’il ne devait pas la laisser partir. Un de ses conseillers à la DW l’avait prévenu qu’elle en avait sûrement après son argent. Et si c’était vrai ? Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ? Il n’avait pas d’héritier direct, alors si elle lui prenait son argent, ce n’était pas un gros problème. Cependant, il doutait sincèrement de l’exactitude de cette accusation. Certes, il la connaissait depuis peu de temps mais il ne l’imaginait pas ainsi. Mei était honnête, franche, parfois un peu trop mais le fait était là. Avec elle, il savait à quoi s’en tenir, au contraire de tous ceux qu’il avait croisés par le passé.

Le vol ne fut pas si long. Du moins, passa-t-il rapidement puisque les jeunes mariés ne se privaient pas de faire des escales aux toilettes (à deux) lorsqu’ils trouvaient le temps trop long. Au final, l’avion se posa et lorsque Natan posa un pied sur le tarmac, une sensation étrange l’envahit. Il glissa une main autour des hanches de sa femme et l’embrassa sur la tempe avant d’entrer dans la voiture qui devait les mener jusqu’au manoir De Willefort à Kuyden. Il appréhendait ce moment. Il n’avait pas envie de reprendre cette vie-là mais qui sait ce qui avait pu se passer durant son absence ? Peut-être que Klarence avait déserté ? Il en aurait été particulièrement satisfait mais il en doutait, on lui aurait appris la nouvelle même en Chine si cela avait été le cas. Il verrait bien ce qu’il en serait le lendemain. Il irait travailler, il ferait un rapport détaillé de sa fructueuse mission à Pékin. La branche s’était développée et le marché également grâce à lui. Il avait probablement dû faire gagner des milliards à l’entreprise et il trouvait encore plus injuste de ne pas pouvoir la diriger avec tous les efforts qu’il accomplissait pour elle.